Au nom de sa mère, de toutes ces femmes noires connues ou inconnues qui font l’Afrique, l’Ecrivain et Chercheur veut être, partout, le visage de la dignité africaine. Chika ne proclame pas son africanité. Elle la porte. Elle la montre. Et, à chaque occasion.
Je dois avertir que la présente histoire n’a rien à voir avec les mauvaises expériences qui viennent à l’idée chaque fois qu’on parle de la femme africaine : mutilation sexuelle, mariage forcé, viol, VIH-Sida, famine, dépravation, violence conjugale et autres formes de dégradation de la gente féminine. Sans nier l’existence de ses maux sur le continent, je m’érige contre l’ampleur erronée que leur accorde le monde, trop souvent au détriment du triomphe et de la célébration de l’extraordinaire marque humaine qu’est « la femme africaine »
femmeA ce sujet, ma mémoire me conduit sur les sites de mon enfance. Là où j’ai grandi, au milieu des miens, dans cette famille africaine idéale où l’on écoute les contes, apprend les proverbes et joue dans la cour de la maison poussiéreuse, torses nues, avec des jouets de fortune. Je me souviens de ces repas que nous consommions, plongeant la main dans le même plat, assis à même le sol, sous le regard attentif des parents. Le temps des repas était aussi celui des bagarres entre ma sœur, mon frère et moi-même. Les disputes éclataient quand on en venait au partage du morceau de viande, vers la fin du repas. C’était la raison du plus fort. Plusieurs fois, notre souhait de voir maman nous servir la nourriture, chacun dans un plat séparé, est resté vain.
J’avais trouvé, en grandissant, dénué de sens que nos parents, bien qu’étant au-dessus de la classe moyenne, ne puissent pas nous offrir ce petit luxe de manger un ou deux morceaux de viande à chaque repas. Cette rigueur de maman, alternée avec les disputes pour un morceau de viande, a fini par former en moi une expérience enrichissante. Elle m’a enseigné comment rechercher l’entente et faire la paix avec les proches après les désaccords, quels qu’ils soient. Par ma mère, j’ai été très tôt initiée aux vertus de la générosité et du partage. Mon caractère et ma conception de la société sont construits sur ces fondements.
Nous parlions aussi la langue vernaculaire à la maison. Je me souviens avoir déclenché une fois la colère de ma mère lorsque je lui avais dit combien j’étais jalouse de mes camarades d’école qui eux pouvaient s’exprimer en langue étrangère et portaient des prénoms anglais. Ces enfants « privilégiés » se moquaient de nous autres comme si parler la langue anglaise était le seul critère de réussite plus tard dans la vie. J’étais frustrée et honteuse d’être présentée à l’école comme une « fille de brousse ». A un moment, j’insistai à la maison à ce qu’on m’appelle désormais par mon prénom anglais et demandai à papa si je pouvais remplacer mon nom de famille par son prénom, lequel avait une résonnance plus « civilisée ». Face au refus, j’ai commencé, inconsciemment, à détester mes parents, les accusant de nous élever dans la rigueur de notre tradition.
Je comprends, aujourd’hui mieux qu’hier, que ma parfaite connaissance de la langue Igbo est l’un des meilleurs biens que mes parents peuvent être fiers de m’avoir transmis. La culture Igbo, c’est ma plus grande richesse, ma plus grande fierté. Cet héritage me permet, sur un même sujet, de réfléchir sous deux angles différents, d’avoir le meilleur jugement sur deux univers différents. Avec une profonde maîtrise de cette culture, je peux écrire mes expériences et partager avec les autres mes valeurs qui sont uniques. Juste comme Chinua Achebe, Ngugi Wa Thiongo, Wole Soyinka, Ayi Kwei Armah, Chimamanda Adichie et bien d’autres. Celui qui ne connaît que la langue anglaise n’a pas le même atout. C’est cette connaisance de ce qu’on appelle « langue vernaculaire » qui a permis à Chinua Achebe d’écrire Things Fall Apart, Arrow of God, Man of the People, qui sont autant de chefs d’oeuvre. C’est la même langue Igbo que Ngugi Wa Thiongo a utilisé pour produire ses bestsellers: The River Between, A Grain of Wheat, Weep not Child …etc.
Oui, je ne crois pas que ma contemporaine Chimamanda Adichie aurait connu un si grand succès sans une bonne maîtrise de sa langue maternelle et la panoplie de traditions y afférentes. Je me demande et doute fortement si je pouvais devenir la personne que je suis aujourd’hui, la personne que j’aspire à devenir demain, si mon univers s’était limité à la seule langue anglaise.
Aux pieds de ma mère, à travers ses contes, ses proverbes et chansons du terroir, j’avais appris, sans le savoir, la psychologie, l’histoire, la politique, la sociologie, la littérature, la géographie, la religion traditionnelle… que l’Afrique avait une histoire riche et fabuleuse bien avant l’esclavage et la colonisation et l’ère post coloniale, que le pot en bronze de Igboukwu et autres œuvres artistiques de l’Afrique ancienne sont autant charges de technologie et d’expertise que ceux de la civilisation occidentale moderne. J’ai grandi en ayant à l’esprit que j’ai une place dans ce monde, que je suis Igbo, Nigériane et Africaine avant tout le reste. Cette prise de conscience de mon identité, inaltérable, m’a été salutaire en occident. Lors de mon séjour dans les universités, il m’est arrivé de remarquer que certains cours ne sont qu’une forme détaillée des connaissances déjà acquises, très jeune, sur les lèvres de ma mère, de mon père, de mes grands-parents et autres membres de la famille. Après tout, dit-on, « on n’apprend pas à un chevreau à mâcher. Il broute et mâche a force de regarder les lèvres de sa génitrice ».
Tout cela pour décrire combien nos mères, par l’éducation et la culture ancestrale qu’elles nous transmettent, nous préparent à la vie et, au-delà, participent efficacement au maintien du continent noir à la place qui lui revient dans la civilisation universelle. Je ne peux pas être assez reconnaissante à mon adorable mère. Je suis aussi reconnaissante pour Chika, ce prénom que je mourais d’envie de changer et qui me faisait tant honte à l’école. Il est devenu, aujourd’hui, la trace ineffaçable de mes racines, de ma conscience, de mon originalité. Je ne regrette pas que maman m’eut alors empêché de devenir Chantal, Belinda ou Daisy.
Cette période de mon anniversaire, qui coïncide presque avec la journée internationale de la femme, me donne l’occasion de raconter cette courte histoire et, par ce biais, célébrer le triomphe de l’Afrique et de la femme africaine. C’est une histoire de fierté en soi et de résistance. Face à tous les défis imaginables et aux phénomènes sociaux qui la déstabilisent, la femme africaine doit avoir le moral haut afin de s’atteler à son rôle fondamental de mère, de créatrice de vies. Si elle peut apprendre chez ses semblables des autres continents, elle doit veiller à ne jamais les copier, parce qu’elle a le devoir de faire voir au monde son originalité et son unicité. Aussi longtemps que le passé explique le présent et prédit le future, les prévisions sont prometteuses pour la femme africaine. Celle-ci doit maintenir le cap et avoir à l’esprit que c’est seulement à sa place qu’elle pourra jouer pleinement son rôle de modèle dans la société, de gardienne de l’héritage africain, pour les générations à venir.
Dr Chika Ezeanya
Traduction : Kodjo Epou