« Ce mardi est un jour funeste et le demeurera pour longtemps dans nos mémoires. Quel sinistre pour le pays! Quelle tragédie pour l’Assemblée nationale! Quelle douleur pour moi! Joyeux, je me suis réveillé, prêt à entamer une autre journée de labeur. Et des nouvelles de la ville me parviennent. Macabres. Abidjan subit une inondation majeure. Plusieurs quartiers sont sous les eaux. Des morts sont comptés. Des biens détruits. Mais j’étais loin de m’imaginer que ce drame me frapperait aussi directement et aussi cruellement.
Hier, lundi je revoyais mon cher ami et compagnon Konaté Mamadou dit Delmas, plein de vie. Comme à l’accoutumée, je lui fais une blague et nous en rions de bon coeur. Je ne savais pas que ce serait la dernière.
Ce matin, au moment où les eaux se retirent, j’appelle mon Chef de cabinet pour m’assurer de mes audiences. Sa voix est plutôt bizarre, me suis-je dit. Dans un bégaiement inhabituel, il m’annonce, la voix nouée par l’émotion, que mon cher Delmas s’en est allé. “Comment? De quoi me parles-tu?” m’entendais-je l’interroger ? “Les inondations” répond-il.
“Ce n’est pas possible!” murmurais-je. Frappé de stupéfaction, mon téléphone m’échappe des mains. Je me rassieds, tétanisé, basculant dans l’incrédulité.
Les images du visage sourieur de Delmas m’assaillent. Je n’arrive pas à les chasser. Delmas est un ami de 20 ans. Quand en 1997 je quitte la cité universitaire de Vridi pour me loger moi-même dans le même quartier, j’ai vite été remarqué par un jeune homme qui visiblement voulait faire la conversation avec moi. Du moins, il essayait. Je le trouvais timide. A l’apparence, il était plus âgé. J’avais quitté ma vie d’étudiant. Nous finissons par devenir amis. Si amis qu’il entra dans ma famille et en devient un membre. Quand j’eus mon premier fils Marcel-Dussud, Delmas était à nos côtés, Sylvie et moi. Veillant, quand j’étais absent, à ce que ma petite famille n’éprouve nulle gêne ni ne soit dans le besoin.
Je rappelle que pendant cette période, mon père fut gravement malade. Il a fallu l’évacuer sur Abidjan. Mon père résida avec moi avec la maison durant le temps de sa maladie. Et là, Delmas par sa générosité naturelle, conquit le cœur de mon père. Ils sont devenus si proches que c’est plutôt Delmas qui l’accompagnait désormais au Chu de Treichville où il se faisait traiter. A peine rétabli, mais assez affaibli cependant, mon père demanda à retourner au village. J’étais réticent à l’idée de le laisser conduire le nouveau véhicule qu’il venait d’acheter. Delmas se proposa spontanément de faire le chauffeur pour mon père jusqu’à Ferké et de faire le chemin retour en autobus. Delmas était devenu le confident de mon père qui, en retour, le considérait comme un fils. C’est quelques temps après que mon père nous a quittés. Je m’étais promis que le jour où j’écrirai mes mémoires, sur la partie concernant mon Père, Delmas allait m’être d’un grand apport. J’ai procrastiné. Hélas Delmas vient de le rejoindre tragiquement sans m’avoir tout dit de leurs instants de complicité et de ses pensées.
Je pense à ce Delmas que j’ai tant aimé, qui m’a suivi de Vridi à l’Assemblée nationale, dans la discrétion et le sérieux, et j’ai le cœur lourd. Sérieux il l’était. Rigoureux aussi. Le personnel de l’Assemblée nationale pourra témoigner de cet homme calme et presque effacé. Pas un seul mot de travers quand il prenait la parole. Et pourtant il était doté d’une grande force intérieure, lui l’expert rompu aux arts martiaux.
A la dernière réunion à mon domicile, il me parlait encore de nos projets à mener, de nos chantiers en instance, des défis qui nous attendaient. Et il savait être insistant avec moi, quand il était convaincu. Devrais-je croire que ce sont les meilleurs d’entre nous qui s’en vont ? La mort, c’est quelque chose! Elle vous frappe de la façon la plus brutale et la plus inattendue. Notre douleur est indicible, moi et tous ceux qui, dans cette tragédie, ont perdu des proches, des êtres chers. Tous, nous avions tant de projets à mener ensembles, tant de rêves à partager.
Seigneur Dieu, de ton trône céleste, voit notre souffrance et entend la supplique de tous les Ivoiriens qui sont frappés par ce drame ».
Guillaume Soro.